[Samkorius]Vagabondages d'un Trépassé.

-"Rien. Un bien petit mot pour un tel concept. Difficile à envisager ou dépeindre, du reste. L'esprit se referme? Le temps s'écoule? La vie s'enfuit? Certes mais le véritable Néant, c'est l'étape d'ensuite. L'indéfinissable et insaisissable seconde de plus. De trop pour plusieurs. Ce vide ne fait aucun sens mais est pourtant la fin inéluctable de tout être, même des plus puissants, des mortels comme des divinités. La dernière pièce de l'édifice, on la pose bien souvent malgré soi. Seuls les plus dérangés la désirent réellement et vont même jusqu'à la façonner. Ohh..."

Un léger bruissement survient, un mouvement difficilement perceptible, puis le calme revient aussitôt.

-"Drôle de situation que celle du trépassé. Ce n'est que lorsque la chance nous quitte que nous nous rendons compte à quel point nous étions chanceux. Qui n'a pas déjà entendu quelque mégère murmurer cette tragique vérité: "Il a joué de malchance, le pauvre...". Une fois n'étant point coutume, ces mégères ont bien raison: les malchanceux ne servent le plus souvent que de repères aux chanceux. Des repères que l'on ne saisit que bien trop tard, quand nous en devenons nous-mêmes un pour le plus grand nombre. C'est mon cas et bien pire encore..."

-"Grumgl..."

-"Oh oui, je sais que tu m'entends, comment pourrait-il en être autrement, après tout? Tu ne peux rien faire d'autre que m'entendre et je ne peux rien faire d'autre que déblatérer. D'ailleurs, quitte à devoir monologuer, autant que ce soit sur un sujet d'intérêt: c'est-à-dire MOI. Là-dessus aussi, tu as bien peu d'influence: le peu que j'ai pu en déduire sur toi m'a conduit à ma perte. En fait, ma propre perte m'en a plus appris sur ta personne que toute autre chose. Comme quoi.

Si seulement tu ne t'étais pas retrouvé sur ma route, si seulement... J'aurais pu continuer mon chemin comme de coutume: dépouiller quelque pauvre bougre de ses biens, cambrioler un commerce ou rançonner un richard du coin après avoir pris le soin de bien kidnapper sa fillette, comme il se doit... À la limite, aller errer dans les douces Brumes, visiter Tepest à nouveau..."

Une main bouge, la bouche s'ouvre et se referme, de même que les yeux.

-"Tep... Tepest..."

-"Oui, Tepest. Tu connais? J'en serais bien surprise, tu n'es pas des nôtres, cela je le sais, je l'ai senti en toi. Ah, les vastes forêts de Tepest, ce sombre silence que l'on savoure comme son premier vol. Et la symphonie de cris nocturnes, de ces êtres que l'on torture, dès que les Trois Sorcières se mettent en chasse... Quel délice, vraiment.

Non, c'est en ce domaine pourri de Darkon que je t'ai trouvé si tu tiens à le savoir. Cela ne devait pas faire des lustres que tu y étais d'ailleurs mais nous y reviendrons lorsque tu auras un peu plus repris tes esprits car j'aurai besoin de te poser des tas de questions à ce sujet et il me faudra des réponses qui ne soient pas que borborygmes ou murmures.

Tu comprendras qu'il n'était pas si pourri que cela, ce royaume, avant que tu y débarques ou plutôt que je t'y croise. Même qu'il avait toujours été très bon pour les miens et moi: jamais les prises bien grasses ne faisaient défaut. Suffisait de faire attention à pas trop allonger son séjour."

L'épaule remue, le bras bouge légèrement.

-"Où... où suis-je?"

-"Excellente question mais à laquelle je ne vais pas répondre immédiatement. Tu risquerais de t'énerver et ce ne nous serait bénéfique ni à toi, ni à moi, je t'assure. Disons simplement que nous sommes tous les deux enfermés, chacun à notre façon. Et que nous sommes redevables aux caprices des Sombres Puissances pour ce qui est de notre état conjoint.

Je n'ai aucune idée de ce que tu faisais en Darkon ni si près d'Il Aluk, la capitale des lieux. Et encore moins quant à l'état dans lequel je t'ai trouvé..."

La main s'approche du visage et en trace péniblement le contour avant de remuer dans tous les sens, dans le but probable de tenter de délimiter l'espace environnant. C'est assez rapidement qu'elle se cogne à quatre planches de bois solide.

-"Où... où es-tu? Comm...Qu'est-ce?"

-"Repose-toi, j'enrage moi aussi. Reprends des forces, tu viens tout juste de passer de la mort... à la non-vie. Nous poursuivrons ce dialogue dans quelques heures, Samkorius."

Les heures s'écoulent tranquillement tandis que se poursuit le monologue. La voix, féminine, est plaisante, chaude. Elle berce l'esprit qu'elle habite d'une douce mélodie qui contraste avec le calvaire que semble endurer - et avoir enduré - le corps qui s'y rattache.

-"Arrrrghhhh!"

Le cri, lourd, se veut l'expression de la douleur qui lui déchire le flanc gauche. Instinctivement, il porte sa main près de ses côtes et tente de...

-"À ta place, j'éviterais..."

... se relever, se cognant violemment la tête contre la planche touchée plus tôt.

-"Trop tard. J'aurai bien essayé de t'avertir."

La voix est devenue moqueuse, presque taquine. Elle semble avoir pris le parti de s'amuser de la situation, peut-être pour mieux l'oublier.

-"Qui es-tu? Ou plutôt, où es-tu? Où suis-je? Que..."

Tout en posant ses questions, le Prince ne peut s'empêcher de remarquer que la douleur a presque disparu et que sa main brille d'une étrange lueur violacée.

-"Qui suis-je serait assez difficile à définir à l'heure actuelle, en l'absence de corps. Je me nomme Anastrayana et suis fille des Vistanii. Pour ta deuxième question, je semble me trouver quelque part entre ton oreille droite et ta gauche, dans un cercueil qui ressemble au tien, le bois étant remplacé par une force invisible. Ce qui n'est pas..."

Les yeux s'habituent rapidement à l'obscurité ambiante, d'autant plus que celle-ci est coupée partiellement par cette aura qui se dégage de sa main droite. Main droite qu'il porte d'ailleurs vers son visage, afin de l'examiner davantage tout en poursuivant le dialogue. Le mouvement est plus fluide cette fois, constate-t-il, avant de couper court aux effluves verbales de la Vistanii.

-"Anastrayana, donc. Je suis Samkorius, Prince des Abysses et de la cité d'Iknor, assurément le plus grand dirigeant de tout Délos et..."

Une pointe de condescendance se lit dans la voix. Il a visiblement repris ses esprits et n'apprécie pas particulièrement le ton de cette impertinente, qu'elle habite son esprit ou non.

-"C'est bien beau, tout ça, mais t'avais rien d'un démon quand je t'ai trouvé. Autrement, la seule chose qui trahissait ton rang, c'était bien ta bourse. Une bonne prise, du reste."

-"Vous me pardonnerez de ne pas partager votre... enthousiasme financier mais une bourse importe bien peu à qui dirige un royaume..."

-"... peuplé de vers, d'ailleurs, votre royaume, mon bon sire..."

Elle ricane à la pensée que ce nobliau puisse se faire dévorer par une armée de vers, qu'elle espère fort voraces. Le seul point négatif, pense-t-elle, est qu'elle devrait y laisser sa... peau... si jamais cela venait à survenir.

-"Oui, vous pouvez bien rire. Encore heureuse que vous vous trouviez en sûreté car je vous corrigerais bien..."

-"Oh, garde donc ta rage pour autre chose, Samkorius. Comme pour nous sortir d'ici!"

-"Nous?"

La voix de la femme commence à se faire plus énervée qu'avant.

-"Oui, NOUS! Que tu le veuilles ou non, tu es pris avec moi et vice, versa! Alors arrête de faire l'important et trouve plutôt une façon de nous faire sortir, bougre d'idiot!"

La réponse qui allait suivre aurait probablement demeuré dans les annales planaires des plus beaux accès de colère, si seulement la sensation d'être subitement transporté très rapidement n'avait pas pris le dessus. De L'EAU!

-"RAHHHHH! Qu'est-ce que que cet endroit?!"

Il crie. Elle crie. Nous crions, auraient-ils dit, mais le moment se prête mal à l'humour.

-"Mais, par les Trois Sorcières, arrête de parler et défonce plutôt la planche!"

Elle le fait vraiment enrager. S'adresser à lui sur un tel ton, une seule autre personne avait déjà osé le faire et penser à elle maintenant ne venait pas diminuer sa colère, bien au contraire.

-"Oui, c'est cela, frappe encore, encore, plus fort, PLUS FORT J'AI DIT!"

Les coups de poings, malaisés dans la position où il se trouve, pleuvent littéralement jusqu'à ce que le bois finisse par se rompre. Agrandissant de ses mains la faille, il aperçoit maintenant le ciel étoilé et, avec lui, la rivière peu profonde dans laquelle il se trouve, balloté par les flots. L'air fait d'ailleurs vite place à une eau brunâtre qui s'infiltre par le trou béant. Les mains ensanglantées, il se libère finalement en entier, tombant du même coup dans le cours d'eau sablonneux.

Marchant quelques pas, tâchant de nettoyer un brin ses habits, il rejoint sans mal la berge.

-"Ah bien, au moins, je vois que t'as été capable de réussir cela. C'est bien, nous n'allons pas mourir tout de suite, c'est ça de pris."

-"Tais-toi, veux-tu? J'ai froid, j'ai les mains en sang, j'ai une blessure sur le flanc gauche et un mal de tête que tu n'aides franchement pas."

Le ton était inhabituel. Comme la situation.

-"J'ai encore des questions..."

-"Moi aussi! Plus tard!"

Le Prince se dirige vers un talus herbeux et s'y couche, tentant du mieux qu'il peut de se recouvrir de sa cape... ou de ce qu'il en reste. Une première nuit hors d'un cercueil ne peut faire de mal. Dans tous les cas, sans mauvais jeu de mots, il y verra plus clair le lendemain.