[Wulfen] Mémoires d'Outreterre

Mémoires d'Outreterre

Il apparaît de temps en temps à la surface de la terre des hommes rares, exquis, brillants par leur vertu et dont les qualités éminentes jettent un éclat prodigieux. Semblables à ces étoiles extraordinaires dont on ignore les causes et dont on sait encore moins ce qu’elles deviennent après avoir disparu, ils n’ont ni aïeuls ni descendants : ils composent seuls toute leur race. J’en suis le contraire absolu...

___

Mon âme moribonde s’endort sous son arche
J’entends le murmure de la nuit qui marche
Et qui amasse en son monde
Un grand troupeau d’existences vagabondes.

Telle est ma nuit :
Nuptiale, auguste et solennelle.

Les vivants en restent muets, car sous son aile immense,
Ils boivent le sommeil avec l’ombre du soir,
Lait sombre et merveilleux qu’aspirent en silence
Toutes lèvres en son sein noir.

___

Un passé ne peut être renié. 23 années d’errance en Outreterre auraient pu me permettre d’oublier légèrement certains souvenirs. Il n’en est rien. Tout reste gravé dans cette foutue caboche et ce jusqu’à l’instant où la dernière parcelle de vie quittera mon corps.
Souffrance ! Ton goût âpre d'armoise remonte donc dans toutes les bouches et tous les cœurs te ruminent. Tes exhalaisons m’enivrent dès lors que les péripéties de ma jeunesse ressurgissent.

J’avais bien senti que quelque chose ne tournait pas rond lorsque le prêtre mage Guardinal essaya d’interpréter mes marques. Comment pourrais-je oublier ses paroles empruntes de sagesse en mon encontre…

« Wulfen ? Tu es le nouveau Ségnal parmi nous donc…
Le dernier que nous avons eu remonte a plus de trente ans. Je me demande bien pourquoi cette sous-race de Guardinal est si peu représentée en Outreterre.
Sache que beaucoup de conversations tournent autour de toi au village et je comprends désormais pourquoi. Laisse moi examiner ton corps, installe toi ici. »

Comment pourrais-je oublier ses moues d’étonnement et ses multiples haussements de sourcils lors de cette entrevue…

« Dans ma vie j’ai vu des tas de marques divines. Parmi chaque génération de Guardinals, une infime minorité est susceptible d’être marquée d’une façon inhabituelle. Couleur insolite, tâches, zébrures, anormalité physique... L’origine de ces marques demeure très superflue et entraîne diverses conséquences chez l’individu à son stade adulte jusqu’à lui conférer des capacités exceptionnelles. Les Guardinals marqués s’imposent rapidement en tant que chefs de village. Certains ont même été choisis pour suppléer des Divinités. Aeschne, notre dirigeant, est lui-même marqué par une peau rouge sang. Chaque Gardinal rouge sang présente une résistance magique et physique or du commun. Depuis quelques années, cas rarement observé, Aeschne réussit à développer une capacité de coagulation instantanée. Il est arrivé à la quintessence des dons que lui a conféré sa marque divine.

Mais toi Wulfen, je n’ai jamais vu une telle marque divine. Ta couleur de peau bleutée est en fait due à la très forte vascularisation de ta musculature. Tes capacités physiques doivent s’en retrouver amplement modifiées. Mais ce qui m’inquiète le plus sont les prédispositions à la magie que ton corps semble présenter. Les flux magiques environnants ricochent sur une peau normale comme la mienne, et le magicien est une personne qui arrive à modeler extérieurement ces flux à sa convenance pour s’en approprier le contrôle. Mais ton corps à toi semble absorber chaque flux magique externe. C’est très étrange mais si ce que j’affirme se révèle être vrai, une exposition prolongée ne peut être supportable à long terme pour ton corps. Plus le temps passe, plus il s’irradie en énergie magique et cela n’a rien de bienfaisant. Je ne sais ce qui se passera lorsque ton corps aura atteint ses limites, une dégénérescence, une sorte d’implosion ou alors rien du tout ? Aucune idée, tu es une anormalité étonnante Wulfen... »

Moi qui était encore sur un nuage d’extase après avoir pu me hisser au rang de Ségnal respecté, j’ai vite déchanté. Quelle ne fut pas ma réaction lorsque tout le village opta pour mon bannissement. L’idée de la peur est bien plus forte que la peur elle-même et j’en ai fais les frais rapidement.
La sentence sans équivoque de Aeschne raisonne parfois encore dans ma tête durant les longues nuits monotones.

« Ségnal Wulfen.
De l'inconstance du pouvoir nait le malheur.
Votre marque divine mets en péril la vie de chaque membre du village de part son instabilité et son imprévisibilité. Nous sommes contraints de prendre des mesures nécessaires pour maintenir la sécurité d’autrui. Et c’est dans l’optique d’éviter un éventuel incident que les membres éminents du Conseil ont voté votre bannissement à vie de la région des Terres Mandolines d’Outreterre. Nous vous sommons de partir immédiatement au risque de nous contraindre à employer la force. Tout retour de votre part sur ces terres sera interprété comme un acte néfaste et de graves punitions en découleront. Sachez désormais que votre existence dépendra de votre discrétion.
Mes excuses. »

Je suis parti dans la minute qui suit, dégoûté par les circonstances, avec pour seul bagage « Gula », mon vieux bâton en bois de Charme.

L'Outreterre, plan de la stricte neutralité, me déployait de nouveaux horizons aux dimensions inqualifiables. Au centre se
dressait une aiguille de longueur infinie sur laquelle lévite Sigil. Autour de l'aiguille se trouvaient les seize villes-portails.
Chacune de ces cités abritait un portail menant à un plan extérieur et comportait une atmosphère proche de ce plan voisin.
Plus une ville-portail devenait semblable au plan qu'elle lie à l'Outreterre, plus elle était susceptible de glisser complètement
dans ce plan.
Par exemple la ville-portail Automata, menant au Plan de la Loi Méchanus, glisserait vers ce plan si elle n'hébergeait pas une
guilde criminelle contrebalançant les autorités de la ville. Si cette guilde venait à disparaître, cette ville extrêmement régulée
où chaque chose doit être faite à un horaire précis avec une autorisation, glisserait inévitablement en Méchanus par sa similitude.

[Wulfen] Mémoires d'Outreterre Outreterre111tk5

[Wulfen] Mémoires d'Outreterre Outreterre111tk5

Cette carte usagée s’est rapidement altérée. J’en discernais pourtant les teintes il y a à peine quelques années. Mais qu’importe! Mis à
part les Terres Mandolines dont on m'avait banni, l'Outreterre m'était désormais intime. J'en avais exploré les moindres recoins. Des
royaumes de Thoth en passant par les domaines marécageux des Semuanya. J'avais fait tous les métiers : voleur, maréchal des logis,
illusionniste, annaliste, braconnier, sculpteur...
Des choix de métiers qui pouvaient paraître biscornus ou contradictoires. Mais c'était normal, j'étais comme tout suppliant d'Outreterre:
plein de surprise. Nous avions cette intime conviction que tout ce que nous faisions affectait l’équilibre entre le bien et le mal et nous
nous empressions alors de compenser chacun de nos actes en faisant la même chose pour le camp adverse. Nous passions de la
malveillance pure à de la générosité honnête et vice vers ça comme si nous changions de costumes. Nous sommes imprévisibles pour les
étrangers. Pourquoi un tel comportement me diriez-vous? Et bien c'était toujours la même histoire : une question d’équilibre. Ceux qui
s’installaient en Outreterre finissaient par s’y habituer...

Tel un spectateur que l'on forçait à assister à une mauvaise pièce de théâtre, il m’arrivait de revivre en rêve un des moments de ma vie
le moins ragoûtant.

--- C'était le temps où j'étais chercheur d'or aux abords du Mausolée de Chronepsis : un petit royaume constitué d’une gigantesque
montagne qui entourait le royaume des nains. Aucun suppliant ne logeait sur ces terres mis à part Chronepsis lui-même : le Dieu
Dragon du destin. Il s’y reposait paraît-il entouré de sabliers déversant lentement le sable de la vie de chaque dragon du Multivers.
Sept printemps s’étaient écoulés depuis mon exil du village Guardinal. Je m'étais installé dans cette plaine paisible creusée par de
vigoureux torrents. Le courant y était si puissant qu'il charriait d'importantes quantités de minerais, un lieu idéal pour dénicher les
plus belles pépites.

Ce jour-là aurait du être comme les précédents. Le destin en fit autrement. Le ciel commença à flétrir jusqu’à déverser une pluie
battante sur la forêt de mélèzes parsemant la plaine.
Puis, je l'aperçus à quelques centaines de mètres, marchant lentement dans les fourrées dans ma propre direction. Une petite
silhouette rabougrie. Impossible de mesurer l'étendue du danger qui me fit face à ce moment là. Pas d'aussi loin en tout cas. Cela
pouvait être un simple curieux attiré par mon atelier.
Ce fut alors qu'un sifflement inhabituel résonna sous la pluie. Un projectile vint immédiatement percuter ma gorge de plein fouet.
Trop tard. Les mains plaquées sur la gorge, je sentis des éclats de verres encore chauds s'entremêlant à ma chair ensanglantée.
Ma vue se brouilla suite à une aigre douleur me sillonnant les poumons. Du poison…
J'entendis un gloussement de satisfaction puis des pas se rapprocher de moi.

Ce fut alors la première fois que je la sentis réellement. Une chose qui
jaillit du plus profond de la conscience. Une chose qui saisit... qui détruit
les organes internes et enserre le coeur pour mieux le dévorer.
Un serpent qu'on appelle la peur...

La peur engendre l’hostilité…

Le parfum moite de la végétation dévoilé par l’averse fut vite remplacé par celui du sang
chaud embaumant ma gorge béante. Les morceaux de verre s’insinuaient au plus profond de
ma trachée. Impossible pour moi de les retirer au risque de les briser encore plus et de
décupler la douleur. Le poison contenu dans le projectile fut quant à lui bien pire. Il me
rongeait continuellement la peau en inhibant chacune de mes défenses immunitaires. Un
poison acide, extrait de divers végétaux, extrêmement célèbre et craint en Outreterre :
l'abject Sarcophium.

Les pas de l'individu s'intensifièrent, il n'était plus qu'à une dizaine de mètres de moi lorsque
me vint comme seule image de lui son regard de mort. Glacial.
Je me mis alors à fuir comme un bambin affolé, avec négligence, dans le sens contraire du
vent. Je sentis un autre projectile en verre frôler mon thorax. Et encore un autre s'éclater sur
mon épaulière gauche.

La densité des pins s’amplifia sous le rythme effréné de mes pas. Devant moi se dressait le cœur
de la forêt. Ici les projectiles ne m’atteindraient plus. La forêt inspira mes pas sous son dôme épais.
Les rafales avaient éteints le souffle des zéphyrs, les nuages pesants avaient dévorés le ciel bleu
lacté. Le bois se cabrait, grondait et s’emplissait de reproches. Chaque son m’était perceptible.
Cette totale harmonie avec la nature m'affola. Je sentais mon poursuivant à l’affût se rapprocher
inévitablement de moi. Il me suivait bien le bougre ! Je me souvins de son regard livide, un regard
si pénétrant qu'il me glaça encore l'échine. Pourquoi moi? Qu’avais-je donc fait ?

Dans un bref éclair de lucidité, je contournai une rangée de troncs épineux pour changer ma
direction de course, le vent n’était désormais plus un obstacle pour moi et n’amenait plus mon
odeur à mon poursuivant. Mais ma main plaquée à la gorge ne suffisait pas à contenir tout le
sang qui en giclait. Il parsemait le sol derrière moi. Des traces qui trahiraient n’importe quelle
cachette.

Je ne savais plus depuis combien de temps je courais. Etrangement, plus j’accélérais, plus la
douleur semblait s’atténuer. Le sang commençait à s’assécher sur les pores de ma peau. Ce fut
à ce moment précis que dans un pur sentiment de confiance absolue, je commençai à
marmonner une incantation. Les mots me vinrent à l’improviste et me déchirèrent le gosier.
S’en était trop je n’en pouvais plus, mon corps lâcha. Je me laissai tomber, épuisé, dans le sol
boueux parsemé d’épines de pins. Proche de l’évanouissement, je compris que ma fin était
proche, que ma vie ne dépendrait plus que de la réussite ou non de mon incantation.

Le corps brûlant et endolori, je parvins à me retourner dans un dernier effort. Il était là. Il ne
portait pas d’armes, un capuchon de cuir recouvrait sa tête mais laissait entrevoir ce regard
blême et noir.
Pourquoi restait-il là à me contempler sous la pluie sans agir ? N’était-ce pas assez dur que de
mourir sans en connaître la raison? N’avais-je pas assez souffert comme ça ?

Mais la petite silhouette semblait dérangée, son regard s’était brusquement fixé derrière moi.
Et je compris pourquoi. La dernière image que j’aperçus avant de m’évanouir fut une immense
chose velue m’enjamber et foncer sur mon assaillant. Un sourire triste en coin me marqua le
visage, il fallait croire que mon incantation avait finallement bien fonctionné...
Je n'avais aucune idée de ce que je venais d'invoquer et de toute façon je ne pourrais jamais
le savoir. Mes yeux se fermèrent et mes forces me lachèrent pour de bon. Ce fut le trou noir.

Des épines brunâtres et de la boue comme cercueil, les regards des mélèzes comme unique
linceul, j'avais pourtant espéré mieux...

Le soleil me fit émerger d’un sommeil de plomb. La douleur était moindre. Un bandage me serrait le col. Ecroulé dans la poussière, on m’avait déplacé mais le décor était le même. Les pins alentour semblaient tous défraîchis et déchiquetés. Des corps massifs et poilus jonchaient le sol désormais sec. Je n’avais jamais vu de tels bestiaux. On aurait dit de gigantesques orangs-outans au visage atroce.

- Voila le miraculé qui s’éveille. Vous m’avez bien surpris, Segnal. J’avoue que c’est la première fois que je tombe nez à nez face à des Bar-Iguras. Invoquer une telle créature des Abysses dans la 3ème strate d’Outreterre relève de l’exploit. Vous pouvez même constater que votre invocation a eu le temps d’ouvrir un portail pour appeler 5 de ses semblables. Mais c’est bien mal connaître le plus marloussier (1) des Asservis… Je n’en ai fait qu’une bouchée ! Ces créatures compensent leur brutalité par une étonnante déficience mentale.

La voix était carnassière et tranchante. Des Bar-Iguras ? Un Asservi ? Je ne comprends plus rien, tout me dépasse… Une tête recouverte d’un morion se pencha sur moi. Je sentis un souffle brûlant et rauque. Le même regard perçant que tout à l’heure émergeait derrière les lambeaux de cuir. Mon assaillant avait donc triomphé de moi.

- Ce soufflant (2) aurait pourtant du te tuer instantanément…

L’homme saisit dans le revers de son veston une étrange arme et une dizaine de projectiles en verre qu’il laissa tomber mollement à ses pieds.

- C’est bien la première fois que je vois quelqu’un échapper à mon poivre (3) …
Le Savant m’avait pourtant bien dit que la technologie faisait des miracles. Foutu soulasse (4)! Je t’en foutrai des miracles moi…

L’homme se prit la tête dans les mains. Son regard vitreux me toisa derrière ses phalanges sanglées de cuir.

- Tu t’en es peut-être déjà aperçu, tu ne peux plus parler. Le poivre t’a rongé les cordes vocales. C’est… irréversible. J’ai limité la putréfaction avant que ton gosier ne devienne un abreuvoir à mouches…

J'ouvris la bouche mais aucun mot n’en sortit. Mon assaillant ressentit la panique dans mes yeux et je senti un sourire malicieux. Un pendentif ivoire se balançait sur son torse au rythme de son souffle avec pour insigne un gant coloré enserrant une chaîne barbelée.

- Je pouvais en finir avec toi mais je t’ai laissé en vie. Pourquoi ? Ma nature d’Outreterrien a repris le dessus. Et un mage muet c’est un peu comme un éclaireur sans-loches (5) … Sans parole la magie incantatoire devient utopique… Tu ne représentes plus aucun danger pour elle. J’aurais bien pris le soin de t’amener avec moi pour étudier ce corps si étrange qui t’a été confié, mais ça serait prendre bien trop de risques… Elle ne préfère pas s’entacher des anormalités représentant une quelconque menace et nous savons tous qu’il ne vaut mieux pas la roustir (6) … Ma mission touche donc à sa fin. Adieu Segnal.

Le petit être masqué disparut furtivement derrière des buissons épineux. J'aurais bien voulu l'avoir à ce moment précis, la mémoire refractaire aux regrets et indulgente aux remords. Mais j'étais tétanisé par la fatalité du destin, les faces hideuses des cadavres de Bar-Iguras me fixant avec insistance. Je suis resté immobile plus d'une journée dans cette ronde morbide, l'esprit tourmenté par les questions et les dilemmes incessants. Ce qui en ressortit? Un mélange impur de haine et de tristesse. Et je le reconnais aujourd'hui, un désir amer de vengeance. J'avais les élements pour ...

~~~~~~~~~~~~~~
Jargon d'Outreterre:
(1) Marloussier = Rusé
(2) Soufflant = Arme à feu
(3) Poivre = Poison
(4) Soulasse = Trompeur, traître
(5) Sans-loches = Sourd
(6) Roustir = Tromper

» [Asthariel]Les Mémoires de l'Ent Flinbrim