[Sankh&Sunkh]Livre III : Sunkh, le Yin.

Quinze années s’étaient écoulées depuis ce jour maudit. Oublier ? Non il n’avait pas oublié, chaque instant de cette nuit où sa vie avait changé du tout au tout, était gravé dans sa mémoire. Le regard affolé de sa mère qui baignait dans son sang, l’expression de haine intense qui animait le visage de son jumeau.

« Imbéciles… »

Désormais âgé d’une vingtaine d’années, Sunkh avait considérablement changé, bien évidemment il avait grandi, ses cheveux s’étaient prématurément blanchis, lui donnant l’allure d’un fantôme. Seul son regard était resté le même, rouge de haine et avide de puissance. La puissance, sa seule motivation.

A peine émigré en Baator il avait senti ce désir le ronger. Sa première rencontre avait renforcé cette idée. Il avait erré des heures en aveugle avant de tomber sur trois diables, une lueur d’espoir s’était allumé dans son cœur : des congénères !
Pourtant ceux-ci avait immédiatement décelé une part de Bien en lui, bien qu’infime, ils l’avaient considéré comme un ennemi.
La botte sur le torse du petit diable, l'un d'eux lui cracha au visage :

« Et que vient faire un fils de Pelor parmi nous, hein ? T’as perdu ta maman mon petit ?
- On peut dire ça comme ça! »

Sunkh était trop confiant. Il avait voulu pénétrer l'esprit de son agresseur, bien mal lui en prit, le diable était incroyablement plus puissant qu’il n’aurait pu l’imaginer. Il ne se contenta pas de parer le flux de l’enfant, il pénétra au plus profond de son esprit, brisant ses défenses telle une brindille. L’exilé essaya bien de résister mais plus il se battait plus la souffrance augmentait pour atteindre des sommets. Le diable percevait ses sentiments les plus profonds, il voyait ses souvenirs les plus anciens, ses désirs, ses sentiments.

« Ainsi tu as tué ta propre mère, une Aasimare, mieux, tu es le fils de Kadmilos ! Et ce désir de puissance… c’en est presque effrayant. Orok va chercher Kadmilos, dépêche toi ! Et toi gringalet, relève toi vite avant que je ne t’achève. »

Il avait mal partout, sa tête tournait et il manqua de s’évanouir à maintes reprises mais il suivit les Baatezus au plus profond de leur royaume. Il ne se rendit même pas compte qu’ils avaient dépassé de lourdes portes en fer, gardées par deux diables aux regards inquisiteurs. Un géant déboula et se planta devant eux. Tout le monde s’inclina devant lui sauf Sunkh qui le fixait dubitativement. Kadmilos baissa les yeux sur lui, son fils lui rendit un regard vide, et lorsqu’il sentit son esprit fusionner avec le sien, il n’essaya pas de résister, à quoi bon..

Après plusieurs minutes passées à sonder son esprit, le diable se baissa au niveau de Sunkh :

«Mon fils... Tu es bien mon fils...»

Ils s’étreignirent, comme père et fils. Pourtant ce n’était qu’un semblant d’amour, les diables ne savaient normalement pas aimer, hormis quelques exceptions comme Sunkh, et la seule personne qu’il avait aimé, il l’avait tuée.

C’est ainsi que Sunkh évolua pendant quinze ans parmi des gens qui lui ressemblaient. Il ne se sentait plus rejeté, il était moins seul. Kadmilos, alors haut placé dans la hiérarchie, lui enseigna les bases de sa race.

Baator était un monde maléfique certes, mais la discipline était le mot d’ordre et les écarts étaient sévèrement sanctionnés, Sunkh en fit souvent les frais.

En quinze ans, il avait appris plus que n’importe qui aurait pu apprendre dans toute une vie. Sa soif de puissance n’était jamais étanchée et à peine maîtrisait-il une nouvelle technique qu’il en étudiait déjà une autre.

Pourtant diriger ne l’intéressait pas. Il préférait se battre que dominer et les grades qu’on lui proposait le laissait de marbre. Les duels étaient son quotidien, et comme refuser un défi était extrêmement mal vu chez les diables, les adversaires ne manquaient pas. Ses cibles les plus fréquentes étaient les Ombres, l’élite des soldats, ceux qui s’étaient fait remarquer par leur adresse et leur bravoure au combat. Sunkh détestait leur arrogance, les voir se pavaner avec leur tatouage tribal sur l’épaule lui donnait envie de vomir.

Sa renommée s'étendait peu à peu et désormais on le reconnaissait facilement dans les rues à cause de son allure peu commune. Chacune de ses sorties étaient ponctuées par des «Tueur d’Ombre !» respectueux accompagnés du signe de Baator

Le surnom lui plaisait.

*BOM BOM BOM BOM BOM*

Quelqu’un frappait à la porte.

- Tueur d’Ombre ! Tueur d’Ombre !
- Mmmh… Hein ?

Sunkh se tira difficilement de son sommeil, sa tête lui faisait un mal de chien, l’alcool de la veille l’engourdissait toujours. Il poussa les deux douces créatures qui avaient réchauffé son lit d’un geste nonchalant et se leva. Sa chambre faisait bien une bonne centaine de mètres carré à présent. Il était étonnant de voir comment ses appartements grandissaient au fur et à mesure que le nombre de ses victimes augmentait. Le messager ouvrit la porte et entra, Sunkh était presque nu, une bouteille d’alcool à moitié vide en main.

- Tu veux quoi toi ? Tu oses me réveiller ? Tu comptes sincèrement sortir d’ici en vie ?
- Je… Je vous apporte un nouveau duel! répondit le diable au visage livide.
- Mmh, c’est différent, et qui est ce pauvre fou ?
- Personne ne sait vraiment, aux dernières nouvelles c’est un simple habitant sans histoire.
- Et tu m’as réveillé pour ça.. Un pauvre habitant sans histoire ? Même pas une misérable Ombre !
- Il… Il avait dit que vous diriez ça, il m’a dit de vous traiter… de vous traiter de lâche.
- Comment !? S’il croit que je vais me laisser prendre à son jeu, je n’ai pas de temps à perdre avec un pauvre fermier !
- Il avait dit que vous diriez ça aussi, il m’a alors dit de vous dire qu’il s’était trompé sur vous... et que... que...
- Que… ?
- Que vous ne méritiez pas de le combattre.

La bouteille se brisa sur le mur à quelques centimètres de la tête du messager tremblant, aspergeant ce dernier d’alcool.

- Rah l'enfoiré ! Quelle espèce d'ordure ! Je le tuerais de mes propres mains ! Oser se moquer de moi ainsi… Où et quand ?
- Il… il vous attend dès maintenant.. au mont Hylas.
- J’y serais. Maintenant va t’en. »

Il accompagna ses paroles d’un claquement de doigt d’où jaillit une flammèche qui fondit sur le malheureux diable recouvert d’alcool. Il s’embrasa en quelques secondes. Les hurlements de la torche vivante qui déboulait dans la rue accompagnaient encore Sunkh quand il dégagea d’un revers de la main les deux femmes qui couchaient toujours dans son lit.

« Vous n’êtes pas encore parties les traînées ? »

Elles sortirent en trombe, à peine rhabillées. Le Tueur d’Ombre quant à lui se contenta de se préparer pour son prochain duel.

«Du sang comme petit-déjeuner… Amusant.»

Sunkh gravit les derniers mètres qui le séparaient du sommet, à peine une dizaine de minutes après l’annonce du messager. Le mont Hylas était désert. Il scruta les horizons, la vue était impressionnante, les vallées désertiques parsemées de canyons tous plus sombres et profonds les uns que les autres donnaient une réelle impression de chaos.

« Belle vue hein ? Un endroit idéal pour se battre. »

Sunkh fit volte-face, un diable d’environ deux mètres, d’allure tout à fait banale se dressait face à lui.

- C’est donc toi le fou qui me défie aussi ouvertement ?
- C’est bien moi.
- Je n’ai rien d’autre à ajouter, que le sang coule...
- On ne peut plus d’accord.

Le Tueur d’Ombre ne se fit pas attendre. Il fondit sur son adversaire à toute vitesse et tenta de lui asséner un coup qui l’aurait normalement tranché de la hanche à l’épaule.

Le coup fut stoppé net par… un doigt. Son adversaire avait paré son attaque d’un seul doigt, c’est à peine s’il avait bougé. Sunkh était médusé : c’était impossible ! Une épée lui lacéra le ventre, son sang coulait à flots, et pourtant son adversaire n’avait toujours pas bougé d’un pouce.
Il se désengagea et recula de plusieurs mètres pour reprendre son souffle, la main sur sa plaie.

- Tu n’es pas trop mauvais pour un paysan... Si on commençait ?

L’autre se contenta de soupirer. Sunkh envoya une onde de choc mentale pour l’assommer. Une fois de plus il se retrouva à terre, l’aura du diable l’écrasait totalement, il avait du mal à respirer. Quand il parvint enfin à relever la tête, son ennemi paraissait immense, il le toisait de toute sa hauteur.

- Tu n’as toujours pas compris… Tu ne peux pas me battre. Tu peux à peine me toucher.

Comment était-ce possible ? Personne n’était aussi puissant ici, Sunkh en aurait forcément entendu parler, et ce diable ne ressemblait à aucun de ceux qu’il connaissait. Qui pouvait donc posséder une telle aura ? Qui pouvait donc être si puissant en Baator ?

- Tu crois ça ? Comment éviteras-tu CA !?

De l'épée émergea une vague rouge sang qui aurait atteint le belligérant en plein coeur si celui-ci ne l'avait tout simplement pas avalée tout cru !

- Energie spirituelle hein ? Intéressant.
- Bordel mais tu sors d'où fils de chienne?
- Le respect on ne t'a jamais appris?
- Le quoi ? renchérit Sunkh d'un ton purement ironique
- Bien... Je vais donc m'en charger.

Il ne pouvait plus bouger. Lentement, comme au ralenti, il s'effondra à terre, une main invisible l'écrasait au sol, pourtant l'inconnu restait de marbre, le corps immobile si ce n'était le rythme lent de sa respiration. Sunkh sentit ses os se broyer petit à petit, il se retint de hurler de douleur, de toute façon il en était sûrement incapable à présent.

- Tu n'es qu'un pauvre vermisseau à mes yeux, je peux te tuer en un claquement de doigt comme je peux te donner la puissance, c'est bien ce que tu veux non ? Allons, réponds donc ! Ah oui c'est vrai, tu souffres un tantinet trop j'imagine.

Un claquement de doigt plus tard, Sunkh se releva, encore incrédule de ce qui venait de lui arriver.

- Tu comprends la notion de "respect" désormais ?

Il le fixa hébété quelques secondes durant, avant de lui cracher au visage.

- VA TE FAIRE...

Bruit sourd.. Sunkh était à nouveau au sol, se tordant de douleur. Aucun sévice physique cette fois, mais il se tenait la tête à deux mains. Il aurait juré que deux masses lui martelaient le crâne.

Nouveau claquement de doigt...

- Mauvaise réponse...
- Je....
- Ah ? On s'est calmé ? Plus d'insultes... Finalement tu as peut-être quelque chose d'autre qu'un pois chiche dans ta cervelle...
- J'vais te réduire en morceaux fils de !!
- Tss... Que de temps perdu..

Une dizaine de minutes plus tard, le diable était toujours par terre, tremblant de fatigue, le visage en sueur, haletant.

- Ca commence à devenir lassant... lâcha son adversaire d'un ton ennuyé. Tu pourrais réflechir avec autre chose que ton arme ? Bon. A ton avis, qui en Baator pourrait être aussi puissant que moi ? Oh c'est sûr ils sont nombreux, mais tu les connais tous ceux-là, tu connais leurs manières, leurs apparences, et pourtant je te suis totalement inconnu... Tu ne devines toujours pas ?

Sunkh se hissa sur ses coudes.. et dans un souffle, il éructa :
- Asmodée... Je le sais bien que tu es Asmodée...

- Tu le savais ? Alors soit tu es sado-masochiste, soit tu es totalement abruti... Je me suis peut être trompé à ton sujet.
- Soit j'avais envie de vérifier ce qu'on disait à votre sujet...
- Résultat?
- Vous dépassez toutes mes attentes...
- J'opterais quand même pour la version sado-masochiste, lâcha-t-il dans un petit rire. Bref, soyons plus sérieux, j'apprécie ta bravoure, enfin plutôt ta folie je dirais… Tu as du potentiel, jeune diable, et ta nature de métis t’ouvre des voies peu empruntées. Je vois en toi un grand avenir, et pourtant tu le gâches à tuer des alliés. J’ai besoin de mes subordonnées pour régir ce monde, ce n’est pas une mince affaire. Et je me suis dit que je ferais mieux de t’envoyer sur une terre où tu pourrais déchaîner ta haine et ta puissance. La puissance, tu aimes ce mot hein ? Comme je te comprends. Tu es à mes ordres, rappelle t’en, j’ai l’impression que tes carnages te font dévier de ton devoir. Toutefois j’aimerais connaître ton avis. Je peux t’offrir cette puissance dont tu rêves. Le plan où je compte t’envoyer recèle de personnes toutes plus fortes les unes que les autres, tu te fondras dans la masse. Montre moi de quoi tu es capable, prouve moi ta valeur, et alors tu connaîtras la vraie puissance. Ah aussi.. Sankh est déjà sur cette terre. »

Asmodée était encore plus impressionant que ce qu'il avait imaginé... Désormais, il n’était même plus question de réfléchir. Puissance, adversaires, Sankh, tout y était, tout ce que Sunkh désirait depuis plus de quinze ans. Il n’attendit même pas la question de son dieu pour répondre :

« J’accepte. »

Asmodée partit d’un grand rire.

- Je n’en attendais pas moins de toi, jeune que tu es. Tu pars de suite. Tu n’as pas d’amis à saluer ?
- Non.
- Pas de famille à pleurer ?
- Pas la moindre.
- Pas de maîtresses à embrasser une dernière fois ?
- Aucune, et vous le savez !
- C’est exact. Pour être bref, tu vas te retrouver dans un monde complètement différent, tu iras rejoindre un groupe d’élite, mais tu dois d’abord rencontrer un homme par tes propres moyens.

Ce changement était rapide, peut-être trop rapide pour Sunkh. Une foule de questions trottaient dans sa tête, pourtant, la première qu'il posa parut anodine.

- Avant, vous m'avez ouvert le ventre sans même bouger le petit doigt, je me suis retrouvé au sol sans que vous ayez changé de place... comment est-ce possible?
- Oh ça! N'oublie pas que je suis un dieu... Mais c'est en partie dû à Alarnia.
- Alarnia?
- Alarnia. Les crocs de lune.

Ce faisant, il exhiba une grande épée, si on pouvait encore appeler ça une épée. En effet sa poignée était renforcée de longs pics de roches sombres incrustés de joyaux aux couleurs vives. La lame était large, dentelée, et d'un blanc pur. Mais le plus troublant restait le halo de brume qui l'entourait et semblait geler l'air environnant. Le simple fait de l'observer vous glaçait le sang, cette épée n'était pas normale, et cela, même Sunkh l'avait deviné.

- Vieille de plus de 500 ans, je crois que c'est ma plus belle création... Mais elle se fait vieille, et je l'utilise de moins en moins souvent, d'ailleurs c'est ce qu'elle me reproche le plus, car elle a un autre petit pouvoir fort intéressant... mais là n'est pas le sujet. Tu te rends en Thessalie, ton chemin y est déjà tout tracé, je vais t'ouvrir un portail moi-même. Trouve ton frère, il t'expliquera.

Les membres de Sunkh commençaient à devenir transparents, ses mouvements étaient lourds. Il disparaissait !

Asmodée, les yeux fermés, se concentrait pour créér à lui seul un mini portail. Il psalmodia des paroles incompréhensibles pendant quelques secondes avant d'ouvrir brusquement les yeux.

L’ombre s'était refermée sur Sunkh qui disparut sans un bruit. Un petit sourire narquois naquit aux commissures des lèvres du maître des enfers.

- Evidemment... Je m'en serais douté. Prends en bien soin Sunkh, elle risque de te causer plus d'ennuis qu'autre chose.

Asmodée se tenait toujours sur le Mont Hylas, désormais seul, à un détail près.

Alarnia avait disparu.

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